Attilan.
Il fait chaud.
Comme chaque heure de la journée, la température est haute.
Les instruments pour la mesurer ayant été cassés plusieurs mois auparavant, les habitants de la ville n’ont plus de moyens pour savoir quelle chaleur étouffante ils subissent. Mais au fond, ce n’est pas plus mal. Ça leur évite de souffrir en sachant cela. Ça leur évite de ne penser qu’à ça à chaque instant qui passe. L’ignorance les sauve, oui. L’ignorance…et le travail à accomplir, évidemment.
Il les observe. Accoudé à la terre du palais bâtit à la hâte et jamais aménagé convenablement, il les observe. Il les aime. Même si il ne le leur dit pas, même si il ne se comporte pas toujours comme il le devrait avec eux, il les aime. Et il ferait tout pour eux. Absolument tout. Ils représentent son rêve. Ils représentent le but qu’il s’était fixé. Ils représentent un miracle vivant, un miracle tangible.
Eux et la cité sont ce qu’il a toujours voulu. Ils sont son utopie. Et maintenant…et maintenant, son utopie existe. Elle existe enfin. Attilan est vivante, réelle et prospère. Et il en est fier. Il en est affreusement fier.
Mais après tout, c’est bien normal. Quel père ne serait pas fier de son enfant quand il réussit bien ? Attilan est une merveille, même si son enfance fut difficile. Elle est parfaite, maintenant, il le sait. Et il est son père. Et il l’aime…il l’aime de tout son cœur. Il ferait tout pour elle. Et d’ailleurs…il a déjà tout fait pour elle. Il a déjà tout sacrifié pour sa chère cité. Et il le fera encore. Tant que ça sera nécessaire.
Les enfants crient.
Ils courent dans les étranges ruelles, dont le sol est constitué d’un mélange de terre, d’eau, de béton et d’une étrange matière qu’il n’a pas encore identifié mais qui les a bien servis jusqu’à maintenant. Il sourit aussi. Les enfants sont heureux. Ils courent, se chamaillent, se crient dessus, se frappent ou même se jouent des tours. Ils s’amusent. Ils ont une enfance normale, ils ne sont pas monstrueux…ou du moins, pas selon sa vision. Ils vivent simplement leur joie de l’enfance. Et ça lui fait plaisir. C’est ce qu’il a voulu en venant ici, à Attilan. C’est ce qu’il a voulu quand il l’a créé. C’est ce qu’il a toujours voulu, même pendant les Temps Sombres…
Les Temps Sombres. Rien qu’à penser à eux, il en tremble déjà. Il n’aime pas se rappeler de ça. Il n’aime pas revoir les images d’horreur, de destruction et de larmes qui hantent parfois ses nuits. Il n’aime pas ça, non. Surtout pas quand il vient de se réveiller. Surtout pas quand sa journée commence si bien. Surtout pas quand il a enfin un sourire sur le visage, lui qui est tant fermé en général…
Rapidement, il chasse ces images de son esprit.
Il n’a pas envie de repenser aux Temps Sombres maintenant. Les enfants repassent devant le balcon du palais, ne voyant pas qu’ils sont observés par l’être qu’ils respectent le plus. Lui s’en fiche. Normalement, il devrait les obliger à se courber et à montrer combien ils l’aiment et l’adorent, mais là…il s’en fiche. Des enfants jouent dans la rue. Ils ont dû échapper à l’attention de leurs maîtres, et ils essayent de passer le plus de temps dans cette petite liberté qu’ils ont difficilement gagnée. Il ne veut pas briser ça. Il ne veut pas casser un des doux moments de l’enfance. Il n’en aurait pas la force.
Evidemment, comme à chaque fois, les enfants ne restent pas vraiment et partent plus loin encore. Ce n’est pas étonnant. Personne n’aime les alentours du palais. Forgé dans les murs de béton de l’ancien énorme abri atomique qui sert de réceptacle à la cité d’Attilan, il est extrêmement menaçant pour tous les habitants de la ville, même pour ceux qui y vivent ou ont aidés à sa construction.
Il n’y peut rien, malheureusement. Il a bien tenté de le rendre plus gai et attrayant, mais…mais cet endroit garde toujours son aspect néfaste. Et il sait d’où ça vient. Il sait d’où cette réputation et cette réputation terrifiante et maléfique provient. Elle est issue des Temps Sombres. Elle est issue des pires moments d’Attilan.
Les Temps Sombres.
Etrange qu’il y repense encore, quelques secondes après qu’il ait tenté de les effacer de son esprit. Encore une fois, il décide de ne pas songer à ça, et lève les yeux sur sa chambre. C’est une des quatre pièces de l’endroit qu’on appelle palais, dans la ville. Evidemment, ça n’est rien comparé aux vrais palais de Dehors, mais il s’en fiche. C’est son palais. Malgré l’aspect terrifiant, malgré le fait que personne n’aime y venir…c’est son palais. Il l’a construit. Il l’a construit lui-même. Et il en est fier. Comme de tout ici.
Il y a quatre pièces dans son palais, oui. Il y a sa chambre, celle qui donne sur l’extérieur, un petit endroit de quelques mètres carrés avec un grand lit, un verre cassé comme miroir, un endroit pour les toilettes et des renfoncements dans la pierre pour des étagères. La terrasse est belle, grande, avec un accoudoir en bois posé à la va vite plusieurs années auparavant, mais qu’il n’a toujours pas arrangé.
Quand on sort de sa chambre, on arrive dans un couloir reliant toutes les chambres et l’entrée du palais. Il faut monter un escalier en pierres pour arriver dans cet endroit, et la première ouverture à gauche est son bureau…ou plutôt, sa pièce de réception. C’est là, avec différentes chaises et canapés récupérés au Dehors par des raids quelques années plus tôt, qu’il reçoit ceux qui veulent lui parler. C’est là où il gère Attilan, vraiment. Pas de papier, pas de stylo, pas d’ordinateur…non, rien. Seulement la parole. La confiance. La foi que l’autre fera ce qu’il a dit. Voila comment il gère Attilan. Voila comment ça marche à Attilan.
La deuxième pièce sur la gauche est celle réservée pour les armes. C’est la seule, dans la ville, à avoir une porte. Il a toujours refusé de baricader les lieux de vie, mais il a fait ici une exception. Tout ce qui a été récupéré jadis des raids au Dehors a été amassé là…enfin, tout ce qui peut être utilisé pour tuer. Les outils y sont aussi entreposés. Il ne veut pas prendre de risque. Même si il fait confiance aux habitants d’Attilan, il ne veut pas tenter le diable. Trop de fois, déjà, il a vu le Dehors lui montrer que les armes sont néfastes…lui montrer que les armes font des horreurs. Mieux vaut rester prudent.
Et enfin…Et enfin, il y a la dernière salle. La Pièce Maudite. Celle où personne ne veut aller. Celle qui n’est jamais éclairée, qui n’a jamais d’électricité ou de bougie. Celle qui fait peur à tout le monde. Ca fait plus d’un an, sûrement, qu’il n’y est pas entré. La dernière fois, c’était…c’était quand les Temps Sombres s’achevaient. Avant, il avait été souvent convoqué là-dedans, et il avait été obligé d’observer l’horrible atmosphère qui se dégageait de cet endroit. Mais c’est terminé, maintenant. Il n’y va plus. On ne lui ordonne plus de s’y rendre. Aujourd’hui, il peut faire ce qu’il veut.
Oui. Il peut faire ce qu’il veut. Mais seulement depuis la fin des Temps Sombres…
Les Temps Sombres. Encore.
Il soupire. Il n’arrivera pas à s’en détacher, maintenant. Ça fait la troisième fois qu’il y pense. Il ne peut plus aller contre les souvenirs qui reviennent, désormais. Malgré ses efforts, malgré sa concentration, il sait que ça sera inutile. Il est battu. Son esprit, enfin son inconscient l’a vaincu. Il veut se rappeler ce qu’il s’est passé. Il veut savoir comment les Temps Sombres sont venus, comment ils ont fait d’Attilan un cauchemar, et comment la lumière est néanmoins revenue.
Bien. Il ne peut pas lutter, il le sait. Ça lui arrive trop souvent pour qu’il ne sache pas qu’il ne peut rien contre les méandres de son cerveau. Les Temps Sombres l’ont trop marqués. Les Temps Sombres ont marqués tout Attilan, d’ailleurs. Il est sûr que tous ont les mêmes soucis que lui. Que tous se rappellent aussi, la nuit, comment c’était quand…quand il était au pouvoir. Quand il était à sa place. Quand ce monstre régnait sur la ville.
Oui. Il le sait. Tout Attilan se souvient parfois de Taupe. Et tout Attilan prie alors pour qu’il ne revienne plus jamais.
Il descend.
Lentement, il sort de sa chambre, il dévale les escaliers en pierres et sort dans la rue. Ses pieds nus touchent le sol étrange, constitué de plusieurs matériaux trouvés çà et là sous New York. New York…il sourit légèrement en pensant à ça. Il s’en rappelle. Après toutes ces années, après tout ce qui est arrivé, il se rappelle encore du nom du Dehors au-dessus d’eux. Attilan est sous New York. Elle a été construite dans un ancien énorme abri atomique, créé dans les années 50 par des gens assez riches pour vouloir stocker une petite armée personne sous New York en cas de guerre mondiale.
Evidemment, ça avait été oublié à la mort de ces gens-là, et personne ne s’en rappelait plus, comme des dizaines d’autres abris et secrets du genre. Mais il l’avait trouvé. Il l’avait trouvé, et il avait aussi découvert que l’abri était construit sur d’anciennes galeries souterraines, certainement Amérindiennes, ou plus anciennes encore. Et il avait décidé de s’en servir…il avait décidé de se servir de tout ça pour changer sa vie.
Avant…
Avant, il avait eu de l’argent.
Oh, pas beaucoup, mais assez pour avoir une vie honnête et un bon appartement. Et après une visite dans les égouts et la découverte de l’abri, il avait décidé de tout jeter par la fenêtre. Il avait tout vendu, tout perdu pour pouvoir payer le plus d’outils nécessaires. Il avait un rêve. Il avait toujours eu un rêve. Et il avait voulu tout faire pour le réaliser.
En fait, il voulait simplement une meilleure vie. Il voulait fuir la société qu’il n’avait jamais aimée. Il voulait partir loin du Dehors, de ce monde qui n’était pas fait pour lui. Et il avait trouvé des gens qui pensaient comme lui. C’étaient pour la majorité des marginaux, des SDF, des moins que rien, mais il s’en fichait. Ils partageaient son rêve. Ils voulaient du changement. Ils voulaient autre chose. Et ils voulaient l’aider.
Et ils l’avaient aidés, d’ailleurs. Les premiers mois avaient été difficiles, mais…mais ils y étaient parvenus. Ils avaient réussis. Attilan existait, maintenant, et elle était resplendissante. Ils avaient réussis, oui…mais ils avaient réussis grâce à Taupe…