La pomme.
La substance avait déjà anéanti toutes les résistances psychiques de son cerveau. Elle délirait, les yeux dans le vague et un sourire niais sur ses lèvres. Sans doute ne percevait-elle déjà plus que des bribes de la musique que vomissaient les gigantesques enceintes, autour de la piste de danse. Pourtant, elle continuait à danser, ses mouvements désordonnés lui donnant un air de poupée ridicule. Elle suivait sa propre mélodie, désormais, vivant son rêve chimique autant que sa conscience le lui permettait. Une interrogation submergea Daniel, alors qu’elle passait ses bras autour de son cou en riant. Comment un être humain normalement constitué pouvait en arriver là ? Était-ce cela, la clef du bonheur, l’ascenseur direct pour le paradis ? Plus rien ne devait avoir de sens pour elle, à l’heure qu’il était. Elle ne faisait que ce que lui dictait les drogues que son organisme avait englouti une heure plus tôt. Daniel eut un vague sourire puis l’embrassa. Sa langue explora sa bouche et elle se pressa contre lui. La junkie était en manque de sexe et il était l’inconnu qui lui fallait pour prendre un pied total, terminer son
bad trip en apothéose. Pourquoi refuserait-il une telle proposition ? Cette fille sensiblement jeune était sculptée comme une déesse et abuser d’elle ne lui aurait posé aucun problème. Aussi passa-t-il sa main sur son cou et lui murmura-t-il dans l’oreille :
« Tu veux goûter à un nouveau produit ? »
Ses yeux devinrent soudain vifs de lucidité. Elle agrippa le col de sa chemise et fixa les verres tintés de ses lunettes.
« Quoi comme nouveau produit ?
- Du calme, ma belle. Je vais te montrer. C’est un truc d’enfer qui te ferra vraiment décoller. »
La petite sembla réfléchir pendant quelques instants, son cerveau grillé pesant le pour et le contre de suivre ce type un peu louche chez lui pour lui servir de testeur. Heureusement, elle était trop défoncée pour mener à bien ses réflexions et elle finit par acquiescer. Daniel lui attrapa alors la main et la conduisit, en se taillant un passage à travers la foule, jusqu’à une porte dérobée en haut d’un escalier, sur laquelle scintillé les lettres EXIT. Daniel la poussa et sentit l’air froid de dehors fouetter sa chair. Devant lui se trouvait une impasse qu’il connaissait bien, en tant qu’habitué de la boîte. A quelques pas de là était garée une moto. Sa moto. A ses côtés se trouvait un grand noir en chemise bleue nuit qui le dévisagea pendant quelques minutes. C’était Big C, son collègue de travail en quelque sorte. Ils étaient amis de longue date et travaillait en partenariat, avec exclusivité sur les nouveaux produits qui sortaient, de par les contacts qu’ils avaient tout deux. Un médecin par ici. Un pharmacien par là. Daniel avait même réussi à dégoter un fournisseur tout particulier : le chef de sécurité d’une entreprise pharmaceutique de la banlieue parisienne. Cette entreprise mouillait dans des affaires peu claires et avait le droit à des arrivages très spéciaux, que contrôlait le chef de la sécurité et quelques chercheurs complices, ainsi que le sous-directeur de l’établissement. Autant dire que c’était du pain béni pour les deux associés. Quoiqu’il en soit, ces derniers avaient quelques obligations, d’où le regard courroucé de Big C devant la trouvaille de Daniel.
« Merde, c’est quoi ça ?
- Sans hésitation aucune, je te répondrai que c’est une blonde, ma foi très bandante, avec un cul à grimper aux rideaux et une paire de seins très agréables au toucher. Vraiment, j’ai tripoté alors je sais de quoi je parle… Hum… Ah oui, petite précision : elle n’est pas trop dans son assiette alors j’ai… comme qui dirait décidé de l’accompagner chez moi pour qu’elle dorme un peu. Regarde là, la pauvre chérie, elle est toute fatiguée. Danser c’est vachement fatiguant, crois-moi, vieux.
- Bon, arrête le disque, tu veux. Ton humour à deux balles, je commence à en avoir ma claque. T’oublies qu’on a rendez-vous avec les chinois aujourd’hui. Je croyais que tu devais aller les voir mais j’en conclu que, comme à ton habitude, tu t’es démerdé pour n’en faire qu’à ta tête. Un jour, je vais te laisser n plan et tu seras bien dans la merde !
- Arrête un peu avec tes leçons de morale. C’est rien. Tu peux aller les voir toi-même tes bridés. Mon grand cœur de chevalier me supplie d’aider cette petite pleine de désarroi.
- C’est qui ?
- Personne, ma belle. Rendors-toi. Regarde là, C, je peux pas la laisser ici toute seule. Un vilain garçon pourrait envisager de faire des choses très mal avec elle. Comme la baiser et la droguer par exemple. »
Daniel explosa de rire en passant sa main sous le petit pull rose de la jeune fille. Big C soupira puis s’écarta pour les laisser passer. Il fait un clin d’œil à son ami et ajouta :
« Fais pas de bêtises pendant que je suis pas là, vieux. »
Puis Daniel embraya et démarra en trombe, sa conquête accrochée à lui.
La lumière des lampadaires éclairait la rue où il vivait. Parmi les pavillons avec garage se trouvait sa propre demeure. Il s’arrêta au numéro 145.
« Terminus. Tout le monde descend. »
Daniel descendit de la moto et aida l’autre passagère à emboîter son pas. Ils traversèrent bras dessus dessous un jardin où sommeillaient deux nains de jardin - Gruchty et Gruchtou - puis pénétrèrent dans la maison. Daniel referma la porte puis revint juste à temps pour éviter à la junkie, adossée contre un mur, de s’écrouler. Finalement, il la mena jusqu’au canapé sur lequel elle s’écroula bruyamment. La bouche pâteuse, elle ne comprenait pas très bien ce qu’elle faisait là. Se souvenait-elle de la raison pour laquelle elle l’avait suivi ? L’inquiétude de Daniel la sortit de sa torpeur.
« Où est-cette… euh… le truc que tu m’as promis. »
Elle plissa les yeux un instant puis secoua la tête énergiquement. Dieu seul pouvait savoir ce qui se passait là-dedans. Elle semblait totalement paumée, se débattant avec un ennemi imaginaire. Déjà, les effets néfastes de la drogue dévorait ses neurones et perturbait ses sens. Daniel sortit d’un tiroir un sachet contenant des petites gélules jaunes. Riant sans raison alors que sa compagne parlait toute seule, il en saisit deux. Puis il s’approcha d’elle et lui présenta les cachets du paradis.
« Whoa… C’est quoi ça ? Ca s’appelle comment ?
- Du Dirtax Zone.
- C’est nouveau sur le marché, non ?
- Exact, ma jolie. Rien de mieux pour voyager vraiment. Une gélule et hop, tu te retrouves ailleurs. Crois-moi, on en revient changé.
- Et bah ça. Euh… t’es sûr de l’effet ? J’veux dire… c’est vraiment fort ?
- C’est ce qu’il y a de meilleur pour toi, chérie. »
Son sourire la rassura. Elle avala l’une des deux gélules d’un coup puis attendit que Daniel fasse de même. Consommateur rare de ce genre de produits, celui-ci était pourtant tenté de faire le voyage avec cette gosse pour voir jusqu’où cela pourrait le mener. Déjà, il la sentait partir. Si il voulait faire l’amour avec elle et qu’elle en soit consciente, il aurait intérêt à rattraper la locomotive, partie à toute vitesse. Hésitant encore quelques secondes, il finit par prendre la gélule.
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« Salut, Dany. »
Un flash lumineux le fit immerger. Daniel ne se souvenait plus de rien excepté de ce mal de crâne exceptionnel.
« Euh… salut. »
Sa réponse était évasive, alors qu’il cherchait à se relever. Mais par une science étrange, cela lui était tout bonnement impossible. Est-ce que ce foutu Dirtax Zone l’avait rendu invalide ? Quel abruti il avait été d’accepter de suivre la petite dans son délire. Il aurait pu la baiser sans qu’elle ne dise rien, encore et encore, et ce, pendant otite la nuit durant. Mais au lieu de ça, il avait joué au con et se retrouvait incapable de distinguer quoique ce soit d’autre qu’une lumière.
« Tu ne sais pas où tu es, mon vieux. Ce doit être angoissant. Ca fait cet effet là, au début. Pertes sensitives et sensorielles, impression de paralysie et souffrance interne forte.
- Où je suis ?
- Ailleurs. Ce n’est pas ce que tu voulais ? Échapper à ton quotidien de merde et prendre du bon temps avec elle. »
La lumière disparut et laissa place à la fille de la boîte de nuit. Vêtue d’une robe de soirée, elle était tout bonnement sublime.
- Le Dirtax Zone t’offre un voyage sans retour, un aller simple pour ton paradis. C’est simple et éternel.
- Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
Daniel commençait doucement à immerger, à comprendre ce qui se passait, et ça ne lui plaisait pas. Il était coincé dans son rêve narcotique ? Mais la voix s’était tût et la nouvelle réalité reprenait ses droits. Daniel se trouvait dans le hall d’un hôtel chic, habillé en costar et nœud papillon. Devant lui, la fille qui l’avait accompagné le regardait avec un sourire. Puis elle s’approcha et l’embrassa, avant d’ajouter :
« Nous allons être en retard, mon chéri.
- En retard ? Mais en retard pour quoi ?
- Mais pour ton jugement, voyons. »
Daniel sursauta. Un jugement ? Son jugement ? Qu’est ce qui se passait ? Que lui arrivait-il ? Pourquoi ne contrôlait-il plus rien ? La sueur commença à perler sur son front tandis que la réalité se distorsionait sous ses yeux affolés. Le rouge satiné qui l’entourait devint grisâtre et explosa en mille couleurs avant de trouver une teinte blanche. Le sol se déroba sous ses pieds invalides et il se sentit chuter, tandis que la junkie riait à gorge déployée. Les secondes passaient et plus il tombait. Peu à peu, une étrange sensation de panique emplissait son corps et ses poumons. Que lui arrivait-il ? Jamais une drogue n’avait été aussi efficace ? Quelle était cette substance qui remodelait la réalité à son gré et la société qui la produisait ? Un groupe pharmaceutique puissant pour que ces gélules jaunes aient autant d’efficacité.
Enfin, il atterrit sur quelque chose de dur. Le noir total régnait et un silence glacial avait succédé aux rires ignobles de sa descente. Daniel sentit qu’il tremblait comme un gosse apeuré. Il ne maîtrisait plus rien et se retrouvait seul dans un vide total. Il n’avait qu’une envie, celle de revenir chez lui, dans son salon, et que tout ce cinéma s’arrête. Un trip était conçu pour ne pas durer et rendre accro. C’était un argument de vente tacite des narcotrafiquants du monde entier : les drogués devaient être dans une totale dépendance, ce qui préfigurait une expérience inédite mais courte, qui s’amoindrirait avec le temps, pour forcer les consommateurs à prendre plus et toujours plus, jusqu’à la mort. Ici, le voyage semblait d’une longueur insoutenable et n’avait rien d’un rêve. Si son sens de l’humour ne l’avait pas quitté, il aurait même qualifier l’expérience de cauchemardesque. Quoiqu’il en soit, s’il voulait s’en sortir, il devait garder son sang-froid et être maître de soi-même. Tout d’abord, la situation présente était à clarifier : il n’était pas dans la réalité. Ce n’était pas une réalité nouvelle, non, mais un rêve. Et il y avait une explication rationnelle à tout ça. Le rêve n’était qu’une manifestation de sa psyché et non une action provoquée par l’extérieur. C’était donc lui même qui était maître de sa tête. Il était aussi conscient de ses pensées puisqu’il réfléchissait à l’heure actuelle au moyen de se sortir de ce merdier. Si il pensait, c’était qu’il pouvait réussir à pallier à ce délire. Il ne réagissait, qui plus est, pas comme un junkie et ne planait pas. Ca ne pouvait être un piège qu’on lui aurait tendu. Big C lui avait fourni le Dirtax Zone et c’était son meilleur ami. Et puis la première destination du produit était la clientèle et non lui-même. Donc elle ne pouvait engendrer la mort, en tout cas pas tout de suite. Le trip ne pouvait donc logiquement pas être éternel. C’était en soi anti-économique que de lancer une drogue mortelle sur le marché.
« Oublie ta logique ! »
Le visage de la junkie apparut soudain à ses côtés. Daniel sursauta. La beauté camée s’était transformée en squelette et c’étaient deux orbites qui le fixaient droit dans les yeux. Il devait contrôler, il devait…
« Tu ne contrôles plus rien, pauvre fou. Tu vas être jugé et mourir pour l’éternité. »
Non.
Ca n’est pas possible.
Il doit rouvrir les yeux et affronter cette bête immonde.
C’est sa tête et il la maîtrise.
Le sang tambourine à ses tempes et il se sent de plus en plus mal. Il a mal, affreusement mal et une envie de vomir le submerge. Le rire hurlé autour de lui pénètre sa peau et la ronge.
Lorsqu’il rouvre les yeux, une nuée d’insectes le dévorent.
Pitié.
Il sent les mandibules lui arracher la peau et blanchir ses os. Pourquoi est-il encore vivant ? Les bestioles pénètrent dans son nez, dans sa bouche, dans ses oreilles. Elles investissent son crâne et dévore la tendre cervelle. Il est dévoré de l’intérieur. Pourquoi est-il encore vivant ?
Pitié.
Les chiffres s’affolent sous ses yeux. Quels chiffres ? Où sont-ils ? Ils dansent. Ils dansent avec les nuages. Non. Non, il dansent avec les bougies.
« Que voyez-vous ? »
La voix est douce et il perçoit au loin un champ de blé à l‘horizon.
« Euh.. Je… »
Mais l’image se trouble et les insectes reprennent leur repas carnassier. Il ne voit plus rien. Il… NON ! Pas les enfants ! Ils ne peut pas voir ces enfants égorgés. Ca n’est pas poss…
« Vous venez de perdre le contrôle. Rétablissez l’appareil à altitude raisonnable. »
La voix enregistrée le terrorise comme un gosse. L’avion tombe et son esprit aussi. Il ne maîtrise plus rien. Il subit. Il subira à jamais. Il le sait maintenant. C’est sa seule certitude. La seule logique possible. La seule issue. Pas d’issus. La seule issue. Pas d’issus.
Souffrance éternel.
Ainsi soit-il.
Laura recracha le gélule jaune et s’essuya la bouche. A ses pieds se trouvait sa cible, ce dealer bien connu des forces de police dont le terrain de chasse privilégié était les boîtes de nuit parisiennes. A son tableau de chasse se trouvaient des gamines, souvent mineures, qu’il entraînait dans le cercle destructeur de la drogue et de la mort. Par sa faute, vingt-deux jeunes adolescentes avaient développé une accoutumance forte et se trouvaient à présent dans des centres de désintoxication où les médecins tentaient vainement de réparer les altérations neuronales qu’elles avaient subie. Daniel les avait condamné à vivre toute leur vie comme des légumes, sans plus aucune conscience de soi. Il les avait baisé avant de les droguer sans mal. Il était le serpent tentateur qui avait présenter ses pommes véreuses à d’innocentes créatures. Un prédateur qui se devait d’être éliminé.
Derrière elle immergea un homme à la cinquantaine et en manteau gris. Il fumait une cigarette tout en contemplant le corps inanimé qui gisait au centre du salon. Lorsque Laura se retourna, il lui adressa un sourire et un clin d’œil.
« Et bien, inspecteur Langier, vous m’aviez caché vos talents d’actrice. On aurait vraiment crû que vous étiez défoncé.
- L’important, commissaire, c’est que cette ordure l’ait cru. »
Elle désigna Daniel du bout du pied. Il vivait en ce moment même des tourments infernaux qu’il avait amplement mérité. C’était le seul remède pour endiguer le mal. La violence répondait ainsi à la violence dans une lutte sans merci contre la mort. C’était le travail des stups et Laura était contente d’avoir mené à bien sa mission, à savoir neutraliser un pion de l’ennemi.
« D’où viennent les gélules, au fait ?
- D’une entreprise pharmaceutique. Bio Vadex ou Filtrae Corp, je ne sais plus. En tout cas, ils ont fais le bon choix en choisissant le camp du Bien. Ce Dirtax machin est une aubaine dans ce putain de monde feu et à sang.
- Oui. »
Laura reporta son attention sur Daniel, inconscient, le visage tranquille. Il en était presque innocent.
« Qu’allons-nous faire de lui, maintenant ?
- Il sera envoyé en centre de nettoyage. On pourra peut être tirer quelque chose de sa carcasse. Quant à son esprit, je préfère ne pas savoir. »