Mais pourquoi était-il resté ? Les mains dans les poches, Monaghan déambulait dans le manoir Braddock de New York. Il entendait au premier étage Dane Whitman et le maître des lieux s’affronter à l’escrime. Leurs pas résonnaient au dessus de sa tête. Ils criaient à chaque assaut, libérant leur rage dans leurs coups. Les lames s’entrechoquaient brutalement, comme une pluie qui s’abattait sur un velux un soir d’octobre. Ces deux là ne se quittaient pas.
Monaghan avait brièvement lu dans leurs esprits. Il s’agissait plus que de la simple amitié. Dane voyait en Brian le père que Nicolas aurait pu devenir s’il n’avait pas succomber à l’esprit de l’épée d’ébène. Il admirait son maître, qui lui avait tout appris, ainsi que l’honneur, mais derrière cette adoration se cachait aussi la volonté de le surpasser, de lui faire mordre la poussière, de devenir le plus puissant des deux. Brian appréciait aussi le jeune homme, et était content de le retrouver. Cependant, il gardait secrètes quelques interrogations qu’il se faisait sur Dane. Quelles épreuves avait-il dû traverser pour devenir aussi agressif ? Qui était cet homme nommé Clint Barton, qui avait abandonné son élève pour partir à la recherche d’une femme sur la côté Ouest, alors que son ami avait cruellement besoin de lui ? Il s’inquiétait pour son élève, et l’ayant repris sous son aile, il voulait reprendre son enseignement, afin qu’il soit encore mieux protégé du monde extérieur.
« Alors Brian ? T’es déjà fatigué ? »
Le maître tentait de se défendre des coups de défendre, mais rien à faire. Dane ne cessait d’attaquer, sa lame retombait sans cesse sur la garde de son professeur, avec une agressivité qui ne lui ressemblait pas. Ses yeux trahissaient une grande nervosité, mais autre chose aussi. Brian lut dans les yeux de Dane une autre présence, quelque chose de mauvais, quelque chose de sombre. Puis il sentit une ouverture dans le combat. Il fit glisser sa jambe droite sous les pieds de Dane qui s’écroula à terre. Brian s’approcha et piqua la gorge de Dane de la pointe de son épée.
« Ca ne te ressemble pas, Dane. Tu ne te préoccupes pas du tout de ta défense, encore moins de ton jeu de jambes. Qu’est ce qui t’arrive ? »
Dane s’assit et essuya son visage ruisselant de sueur.
« Franchement, Bria, tu étais obligé de le dire ? »
« Dire quoi ? Présenter les Enforcers, c’est ça ? »
« Oui. D’ailleurs, c’est un drôle de nom. Tu chamboules les codes, Brian. Aucun héros n’a fait de speech à la presse comme tu l’as fait avant-hier. La plupart reste dans l’ombre. On n’a pas besoin de publicité. Ce job est beaucoup trop dangereux pour que l’on s’expose encore plus et que l’on se dessine une cible sur la tête. »
« Au contraire, Dane. Pourquoi crois tu que les héros aient autant peur des individus masqués, qu’ils soient bons ou méchants ? On porte un masque, Dane. On se cache du monde, on vit dans la nuit, dans les ténèbres, et la plupart d’entre nous ont pas mal d’arrangements avec la morale. Oui, j’étais obligé de faire ça. J’ai vu une opportunité, Dane. On doit au monde de le rendre plus sûr, et c’est en se dévoilant au grand jour que l’on aura plus de chances de faire notre boulot. Et puis, travailler dans l’ombre ne t’a pas vraiment apporté quelque chose, non ? »
Brian regarda la manche vide de Dane. Celui baissa la tête.
« Tu as raison. Désolé d’avoir dit des conneries »
« Faut pas. C’est ce qui nous rend humain. »
Le salon. Elizabeth Braddock, assise dans une confortable chaise , observait l’écran de son ordinateur derrière ses minces lunettes dorées. Des dizaines de zéro et de un se succédaient sans qu’elle ait de mal à déchiffrer leur signification. Danny Rand s’approcha d’elle.
« Des nouvelles ? »
Un stylo dans la bouche, elle hocha la tête, les yeux toujours rivés à l’écran. Ses cheveux noirs étaient accrochés en chignon, ce qui lui donnait un air sévère.
« Le CLT n’est pas démantelé. Il reste encore beaucoup à faire. »
Danny prit une chaise et s’assit à côté d’elle.
« On a déjà fait beaucoup, non ? On a libéré près d’une centaine de captifs, et fait échouer un plan qui visait à l’asservissement de tous les méta-humains de la planète. Que recherches tu, Elizabeth ? »
Rand était la seule personne à l’appeler par son prénom entier. Dane et Brian l’appelait Beth, Monaghan et Jack l’appelaient miss Braddock.
« Je ne sais pas. Quand mes pouvoirs sont apparus, j’ai voulu m’en débarrasser. Je ne voulais pas être différente. Je ne voulais pas que tout le monde me regarde avec méfiance et répulsion. Aussi, quand j’ai sauvé une vieille dame qui traversait la route grâce à ma télékinésie, j’ai compris que ce n’était pas nos aptitudes qui nous différenciaient les uns des autres. Que l’on soit humain ou non, ce sont nos choix qui déterminent ce que nous sommes. Je cherche un monde où ce que j’ai vécu dans les geôles du CLT n’arriverait plus à personne. Je cherche un monde où nos actes en eux-mêmes seraient jugés, et non nos caractéristiques personnelles. Je cherche un monde où l’on pourrait être des héros, comme le rêve mon frère. »
Elle se mit à pleurer. Danny se leva et encercla ses épaules de ses bras en un geste protecteur.
Monaghan se demandait ce qu’il faisait là. Il laissa les deux nouveaux tourtereaux et se dirigea vers la fenêtre. Il ne fut pas surpris d’y voir quelques centaines de badauds devant le manoir. Certains tentaient même de grimper aux grilles mais Elizabeth avait eu la bonne idée de les électrifier afin d’entraver ce genre d’actions. Il y avait les curieux, qui restaient là, en fixant les fenêtres, en attendant que quelque chose se passe. Il y avait les fans, ceux qui avaient toujours cru en l’existence de leurs héros ; voire certains vétérans qui étaient ravis du retour de Britannic, véritable idole au Royaume Uni il y a une quinzaine d’années. Il y avait la presse. Des femmes en tailleur devant des caméras expliquaient avec l’air le plus sérieux au monde que rien ne se passait au QG des nouvelles gloires de New York. Et puis n’oublions pas la dernière catégorie. Les extrémistes qui portaient des pancartes, et qui tournaient devant l’entrée, vingt quatre heures sur vingt quatre, en clamant haut et fort que le salut de l’humanité ne viendrait pas d’aberrations génétiques, ni de crétins de carnavals, mais de Dieu uniquement. Tommy sentit une présence derrière lui.
« C’est drôle, Jack, mais je n’arrive plus à pénétrer tes pensées. »
Le valet de cœur, derrière lui, eut un petit rire.
« T’en as déjà eu l’occasion ? »
Tommy se retourna.
« La première fois que je t’ai vu. Pour être sur que tu étais bien Jack Hart, et pas un de ces tarés de métamorphes. Tu as changé, Jack »
Le valet de cœur sourit avec crispation. Les mains dans le dos, il sautait d’un pied sur l’autre.
« Je contrôle mes pouvoirs, Tommy. J’ai du mal à m’y faire.
- Pourquoi ? Tu devrais trouver ça génial, non ?
- Sûrement, mais j’ai peur, Tommy. J’ai peur de reperdre le contrôle. J’ai peur que des personnes reviennent me chercher pour continuer… »
Il ne finit pas sa phrase et éclata en sanglots. Jack Hart avait vécu toute sa vie dans une tranquillité que rien n’avait troublée à part ses pouvoirs plutôt minimes qu’il avait appris à contrôler très tôt. Puis on lui avait volé sa vie. On lui avait volé sa confiance en lui, tous les repères qu’il avait. Et voilà que, possesseur d’un pouvoir qui n’était plus vraiment le sien, propriétaire d’une force qui dépassait ses rêves et ses cauchemars, il pleurait dans les bras de son ami.
« Ca va aller, Jack. Tu ne dois plus avoir peur. Personne ne viendra te chercher. »
Subitement, Tommy se revit en train de tuer D’Ken, l’empereur Shi’ar. Il se souvint de la lame qui passa rapidement sur le cou de son père, le flot marron qui était sorti de sa plaie, de ses yeux qui s’étaient ouverts, du sourire qu’il avait esquissé, des mots qu’il avait prononcé.
« Tu ne sauras que tuer. »
Il avait longuement réfléchi à ses paroles. D’Ken avait été un boucher de la pire espèce, mais ces paroles, et le regard et le sourire qui les avaient accompagnées, étaient dignes d’un sage. Pendant les vingt années qui avaient suivis, Tommy avait suivi le précepte de son père. Il lui en voulait de lui avoir dévoilé le but de sa vie. Non, ce n’était pas cela. Il lui en voulait parce que son fantôme ne le quitterait jamais, qu’il serait toujours à planer au dessus de son fils, à chaque victime qu’il ferait. Il serait toujours là à se moquer des mésaventures de son bâtard. Mais en sentant Jack dans ses bras, en l’entendant pleurer, il sentit qu’il n’était pas fait que pour tuer. Il sentit que le fantôme du vieux le lâchait. Il avait finalement gagné.
On frappa à la porte. Tommy lança un « allez vous faire foutre ». Ce devait être un fan, un extrémiste ou un mec de la presse. Dans les trois cas, un casse-couilles. Il y en avait un qui se pointait toutes les cinq minutes.
« Excusez moi, fit une voix derrière la porte. J’aurais besoin de vous parler. »
Sans bouger d’un pouce, Tommy réitéra son « allez vous faire foutre ».
Dane descendit des escaliers. Il était en sueur. Une serviette pendait sur ses épaules. Brian le rejoignit dans la seconde.
« Qui frappe à la porte comme ça ? »
Tommy haussa les épaules.
« C’est les mecs du Bugle, ou un connard du Duck. Ils nous relancent toutes les demi-heures, pour savoir si on a des révélations sur notre « équipe »
-J’aime pas trop le ton que tu prends, Tommy. Si « L’équipe » te plait pas, la porte est grande ouverte. »
Monaghan et le maître des lieux se fixèrent un long moment. Ni Rand, qui s’était déplacé dans le vestibule lui aussi, ni Jack, ni Dane n’osaient élever la voix, de peur que la tension qui s’était installé entre le tueur à gages et le héros britannique ne se transforme en véritable tempête pour mieux se retourner vers eux. Elizabeth sortit de la salle. Elle était en colère, ses doigts tapaient nerveusement contre ses poches.
« C’est quoi ce boucan ? Je ne peux même pas faire mes recherches tranquillement. »
Brian se dirigea vers la porte et l’ouvrit. Un tout petit homme chauve se présenta. Il avait un accent canadien, et portait une mallette en cuir marron.
« Monsieur Brian Braddock ? Je suis maître Eugène Judd. Je représente monsieur Clark Duncan.
« Le candidat à la mairie de New York ? Celui dont on n’avait jamais entendu parler avant qu’il n’apparaisse dans le Bugle ? »
Judd leva la tête et leva un sourcil interrogateur en fixant Elizabeth
« C’est cela, ma jeune dame. Monsieur Duncan aimerait profiter de vos services. Il pense que sa vie est en danger, durant sa campagne. Et il a besoin d’une sécurité hors du commun. »
Brian invita maître Judd à entrer dans la salle à manger. L’avocat s’assit sur une chaise en poussant fort sur ses jambes, ce qui fit pouffer Jack et Tommy. Il n’y fit pas attention, et sortit de sa mallette une lettre qu’il tendit à Brian. Il la lut brièvement et la rendit au petit homme, en fronçant les sourcils et en croisant les bras sur sa poitrine.
« Nous n’avons pas d’étiquette politique, maître Judd. Je ne peux pas me permettre, et aucun membre des Enforcers non plus, je pense, d’accéder à la demande de monsieur Duncan. »
Tommy s’avança et tendit son doigt, qu’il remua juste sous le nez du héros britannique.
« Je m’en fiche, qu’on soit en politique ou pas, grincheux. Je ne pense pas que ta grande fortune soit extensible. J’ai toujours monnayé mes services pour tuer des gens, tout le monde le sait. Alors pourquoi on essaierait pas d’en sauver un ?
- Range ce doigt avant que je ne me fâche, Monaghan. »
Tommy s’excusa en grommelant. Puis il se tourna vers l’avocat.
« Est-ce que le monde a besoin de savoir que nous surveillons monsieur Duncan ? »
Judd tendit les bras en un signe d’invitation, et ouvrit de grands yeux pendant que l’ombre d’un sourire.
« Bien sûr que non. Vous n’avez pas besoin de vos costumes, à moins que vous vouliez faire un peu de publicité à votre groupe, ce qui ne déplairait pas à mon employeur. Mais vous pouvez aussi bien rester incognito pour assurer la sécurité de mon client. »
Brian n’eut pas le temps de répondre. En haut des escaliers se fit entendre un gémissement. L’homme que les Enforcers avait ramené des entrepôts du CLT, le projet Sagittaire, s’était levé. Le bras sur les yeux, il appelait.
« Excusez moi. Vous pourriez m’aider s’il vous plait ? »
Elizabeth monta les escaliers quatre à quatre. L’homme, qui devait mesurer une tête de plus qu’elle, sourit en la voyant.
« Hello, miss. Vous pourriez m’expliquer ce que je fais là ? »
Elle lui raconta ce qui s’était passé, comment ils l’avaient récupéré au Clt, pourquoi ils l’avaient gardé avec eux jusqu’à ce qu’il aille mieux. En bas, Elizabeth entendit Brian accepter l’offre de maître Judd. Puis, elle regarda le jeune homme. Il était blond aux yeux bleus, d’une musculature assez développée. Dane la rejoignit et serra la main à leur invité. Il sentit une boule dans sa gorge, alors qu’il regardait l’inconnu. Cet homme lui rappelait quelqu’un, sans qu’il sache qui.
« Alors, tu te rappelles de qui tu es ?
- Bien sûr. Je suis Joshua Barton. »