Robin, première partie.
Les flocons de neige virevoltaient autour de lui comme d’innombrables petits angelots tombés du ciel. Portés par le vent glacial qui balayait la nuit chicagoane, ils échouaient sur son costume puis disparaissaient dans l’obscurité de celui-ci, happé à jamais par les ténèbres. Batman observa furtivement ce spectacle hivernal des plus communs avant de reporter son attention sur la ville qu’il surplombait depuis le toit de l’hôtel de ville. La cité semblait reposer paisiblement, bercée par la sérénité de l’instant présent, tableau féerique qui lui faisait presque oublier la réalité du quotidien.
Réalité à laquelle il était confronté chaque nuit, lorsqu’il abandonnait l’identité de Bruce Wayne pour celle du Batman, terreur des criminels de Chicago, considéré comme un déséquilibré instable par les forces de l’ordre, comme un mythe rassurant auquel on pouvait s’accrocher pour les autres. Il devait être tout ça à la fois et qu’on médise de lui ne le dérangeait pas outre mesure. Peut importait son image, du moment qu’il accomplissait sa mission, ce chemin qu’il s’était tracé après la mort de ses parents et qu’il s’était juré de suivre jusqu’au bout, quoiqu’il arrive.
Plus jamais il ne voulait revivre ce sinistre samedi où on avait mit ses parents en terre. Âgé de huit ans à l’époque, le jeune Bruce avait pleuré toutes les larmes de son corps, debout face au prêtre qui, sous un parapluie noir, énonçait son psaume, un passage de la bible dont il se souvenait encore aujourd’hui :
« Dieu, mon Berger, me garde,
Lui qui jamais ne tarde,
Lui qui régit le monde,
Le ciel, la terre et l'onde.
Quand avec lui j'avance,
J'ai tout en abondance.
Il m'offre sa richesse,
La donne avec largesse.
Il dirige ma vie
Vers la verte prairie,
Me conduit vers la source
Où l'eau est fraîche et douce.
Si des soucis se trament
Qui attristent mon âme,
Dieu, dont l'amour s'empresse,
Me sort de la détresse.
Il m'apprend, en bon Père,
Le laisser et le faire ;
Il sait calmer mes craintes,
Sait écouter mes plaintes.
La route se fait dure,
Et la vallée obscure ?
Je ne crains pas son ombre,
Ni que le ciel soit sombre.
Car tu vas à ma droite,
Quand la route est étroite,
Dans ta main la houlette,
Près de moi, toute prête. »
Dieu. Il l’avait longtemps hait pour sa non-intervention dans l’assassinat de ses parents. Comment un être aussi puissant, une entité supérieure à toute chose, avait t-il pu choisir, dans un égoïsme d’une rareté incroyable, de délaisser ses enfants, ses créations, et les abandonner à leur sort ? Si il était le Dieu d’Amour, pourquoi cette icône terrifiante d’un homme en croix, à l’agonie ? Était-ce cela, Dieu ? Un homme à l’agonie ? Après tout, il avait crée l’Homme à son image. Rien d’étonnant à ce qu’il en prenne les vices.
Ce n’était pas dans la religion qu’il avait trouvé réconfort, non. C’était dans la solitude et la vengeance. Il avait fait le choix de vivre pour que personne d’autres n’ait un jour à faire face à la situation qu’il avait connu. Basculer dans la folie aurait été une solution et il avait faillit s’y perdre quelques mois plus tôt, avant la guerre des gangs. Mais il avait une mission à accomplir et s’égarer sur la mauvaise pente l’aurait conduit à tôt ou tard à un échec. Il l’avait malheureusement compris un peu tard et en payait encore aujourd’hui les conséquences.
La nuit était devenue son royaume, Chicago, son territoire. Il était le protecteur de cette cité endormie qui cachait au plus profond d’elle même son lot d’horreurs sans noms, ces choses qu’il devait et devrait combattre encore cette nuit. Ces tours d’aciers, ces maisons de bois, ces quartiers défavorisés, tout ça c’était Chicago, et Batman devait comprendre et connaître cette ville avant de combattre le mal qui la gangrenait. Il était le chirurgien de la ville, chargé de la soigner et de la soulager. La nuit était son royaume… un royaume qu’il se devait de protéger.
S’arrachant à sa contemplation et par là-même à ses souvenirs, Batman quitta l’abri où il se nichait et glissa le long d’une des colonnes de l’hôtel de ville. Il atteignit le sol avec un gémissement puis s’élança dans les rues désertes. Reprenant de la hauteur, il rejoignit les toits des vieux immeubles en empruntant un escalier de service grêlant. Ses pas étaient rapides, ses mouvement vifs et précis. Son grappin à la main, il s’élançait de balustrades en balustrades avec agilité. Ses yeux fatigués par les nuits sans sommeil balayaient les ruelles à la recherche de criminels ou de suspects. Les sens en alerte, il repérerait une agression s’il y en avait une. Rien ne lui échappait, rien ne devait lui échapper. La sécurité de ses concitoyens en dépendait.
Pour l’instant, les rues étaient désertes, exceptés quelques zonards et clochards à la recherche de drogues, mais ça ne l’intéressait pas. Il n’était pas d’humeur à raisonner des paumés au plus bas. En réalité, il espérait ne pas avoir à intervenir cette nuit là. La fatigue s’insinuait dans tout ses muscles soumis à un régime brutal et intensif. Si il devait combattre, il ne tiendrait pas bien longtemps et un échec contre un vulgaire malfrat ne l’enchantait guère. Si un pauvre type le battait, sa réputation d’être invincible en souffrirait et il ne pouvait se le permettre. Son personnage était bâti sur un mythe, le mythe de Batman, une créature plus qu’un homme et personne ne battait Batman.
-Ouch !
Une douleur vive à l’épaule droite le força à ralentir la cadence. Le Joker n’était pas un adversaire facile, bien au contraire. Ce psychopathe l’avait blessé à de multiples endroits et la douleur se faisait régulièrement sentir, surtout depuis qu’il s’était mis à ressortir à la suite de sa convalescence. Finalement, il n’était pas si invincible que ça. Ce malade avait bien faillit le tuer et il prenait conscience de sa vulnérabilité bien plus évidente qu’il ne le croyait. Aussi devait-il faire attention et se concentrer en permanence pour ne pas baisser de niveau. Si jamais cela se produisait, il en payerait le prix fort, il le savait.
Un bruit le tira de ses pensées. Il arrêta sa course et plissa les yeux, se concentrant pour repérer son origine. Il connaissait ce bruit, un bruit qu’il avait entendu plus d’une fois. Le déclic significatif de la sécurité d’un revolver qu’on enlève. Ce bruit était tout proche, il le sentait. Cela aurait put n’être qu’une simple hallucination auditive, fruit du vent qui sifflait à ses oreilles, si ce son n’était pas accompagné de paroles. Car il entendait maintenant des voix et il savait qu’elles étaient bien réelles. Après avoir crut percevoir un rire, Batman n’hésitât plus. S’élançant dans le vide, il lança son grappin et atterrit en douceur dans une ruelle sombre, se réceptionnant parfaitement au sol. Un regard à gauche, puis à droite, et il s’élançait à travers rues.
Foulant du pied la neige qui tapissait le sol humide, Batman courrait pour sauver une vie menacée, espérant arriver à temps. Il oubliait ses membres endoloris, faisait le vide dans son esprit, se concentrait et mettait toutes les chances de son côté pour s’acquitter de sa mission avec succès. Sa cape virevoltait maintenant derrière lui, projetant une ombre inquiétante sur les murs défoncés. Il pourrait toujours compter sur son aspect effrayant pour déstabiliser son futur ennemi.
-Bang !
Oh non. Ce nouveau bruit qui venait de percer l’horizon, il ne le connaissait lui aussi que trop bien. Se maudissant pour sa lenteur, Batman reprit sa course et finit par parvenir à destination. Et ce qu’il vit le stoppa net dans son élan. Il était arrivé trop tard. Trop tard. Ces deux mots résonnaient dans son esprit tandis qu’il restait interdit devant la scène qui s’offrait à lui. Trop tard.
*
Tim Drake regardait tourbillonner la neige sous ses yeux. Tout ces petits flocons d’une blancheur immaculée qui crevaient la grisaille hivernale, clarté éphémère inondant le ciel obscur, lui avaient toujours apportés un réconfort les longues soirées d’hiver, l’espoir du retour du printemps. Ce spectacle l’avait toujours fasciné depuis sa plus tendre enfance. C’était si beau. Une douceur exquise dans la rudesse saisonnière. Au fond de lui, il était heureux que ce soit la dernière chose qu’il voit avant de partir.
Un souvenir lui vint en mémoire alors qu’une douleur atroce envahissait son bas ventre. Il venait de fêter ses douze ans avec ses parents dans un restaurant chic et regagnait la voiture, garée quelques rues plus loin. Il se souvenait de cet enthousiasme formidable qui l’avait envahi alors qu’il marchait devant ses parents bras dessus-dessous. Oui, il avait été heureux cette nuit là, heureux pour son père qui venait de retrouver du travail, heureux pour sa mère qui avait retrouvé le sourire et enfin heureux pour lui-même. Ils avaient traversé des épreuves difficiles mais tout ça, c’était fini. Hélas, un homme armé surgi de l’ombre lui avait donné tort. Son père, ancien marine, avait refusé de se laisser dépouiller et s’était préparé à combattre l’ennemi. Mais il n’en avait pas eu l’occasion. Le voleur avait tiré ? Non. Une ombre s’était jetée du haut d’un toit voisin et avait violemment séparé les combattants. Tombé au sol, Tim avait entrevu celui qu’on appellerait « Batman ».
Dés lors, Tim n’avait eu de cesse de suivre les aventures du Chevalier de la Nuit, rempart contre le crime, mythe urbain qui fascinait autant qu’il effrayait les foules. Tim avait déjà entendu parlé de l’apparition de justiciers ici et là, à travers le monde, sans jamais vraiment s’y intéresser. Mais cette nuit, tout avait basculé pour lui. Il avait compris que des personnes pouvaient faire changer les choses dans ce bas monde, apporter à chacun un peu d’espoir, un peu de paix. En sauvant sa vie, Batman lui avait ouvert les yeux. Comme lui, il rêvait de parcourir la ville en châtiant les criminels, de sauver son prochain, de devenir une légende. C’était un peu à cause de lui qu’il s’était lancé sur cette voie. Mais pas seulement.
Un autre héros le fascinait. Lointain, certes, mais auquel il ne cessait de s’identifier. A San Francisco, depuis quelques mois, étaient apparus d’étranges justiciers dont les faits d’armes s’étalaient dans la presse californienne. Ils avaient tours à tours sauvé la vie de grands noms de San Francisco en combattant un groupuscule terroriste et mis hors service une secte de moines fous avant de prêter main forte à la police lors de la guerre des gangs. Ces exploits avaient faits d’eux les nouvelles coqueluches de la ville et la presse les affectionnait tout particulièrement. La Dream Team était composée de Cyborg, surnom faisant référence à sa force hors du commun, Aquagirl, pseudonyme attribué après que la jeune femme est sauvée une petite fille de la noyade, Changelin, le mutant métamorphe, Raven, japonaise aux pouvoirs mystiques et enfin Robin, le leader de l’équipe. Et c’était ce dernier que Tim idolâtrait parmi tous. Il se sentait si proche de lui. Son allure, sa façon de combattre - activité qu’il avait étudié de près -, son sang froid face aux épreuves. Il avait vu à la télévision son combat contre le Requin, et en était resté coi, vibrant de tout son être, en communion parfaite avec ce personnage qu’il découvrait.
Et c’est en voyant ses exploits que Tim avait décidé de l’imiter. Pendant un mois entier il avait réfléchi à l’élaboration de son costume et à sa première « sortie ». S’inspirant de son idole, il avait acheté un masque rouge qui cachait ses yeux, des bottines et des gants noires ainsi qu’un bâton dont il avait étudié le maniement à l’aide d’internet. Ainsi vêtu, il serrait prêt à affronter le mal. Et le mal s’appelait Jonas Belt, un escroc notoire qui avait deux morts sur la conscience. Il avait menacé un vieil homme avec son arme, un type qui ne pouvait même pas se défendre ! En voyant ça, Tim était sorti de sa cachette, s’interposant entre le criminel et sa victime. Il lui avait dit presque sans trembler qu’il serait prêt à l’affronter si il ne déguerpissait pas. Mais Jonas ne s’était pas enfui. Il avait simplement rit, puis tiré. Un justicier n’était pas invincible. C’était un homme comme les autres et Tim venait de le comprendre.
La souffrance semblait s’atténuer peu à peu tandis qu’il se sentait sombrer. Le lit de neige sur lequel il reposait prenait une teinte rouge mais il s’en fichait. Plus rien n’avait d’importance, maintenant. Plus rien. Tandis que son regard se voilait, il aperçut comme dans un rêve le visage froid et implacable d’un homme vêtu d’un masque noir se pencher sur lui. Ses lèvres remuaient mais il n’entendait pas, il n’entendait plus. Déjà il était ailleurs.
*
-Donnez-lui deux-cent de xylocaine ! Vite !
L’infirmière sursauta puis s’exécuta, surprise par le ton acerbe et violent du docteur Wayne. Ce dernier était dans tout ses états. Il s’acharnait à réanimer un gosse gravement blessé par balle contre l’avis des autres urgentistes. Il fallait être réaliste, c’était sans espoir. Il avait perdu beaucoup trop de sang pour qu’on puisse espérer un rétablissement. Mais l’éminent chirurgien n’avait cure des conseils et poursuivait sa labeur. Plaquant ses deux mains sur le thorax du gamin, il s’affairait à un massage cardiaque désespéré et inutile. Il ne se réveillerait plus. C’était fini.
-Docteur Wayne, osa un des médecins, il est mort.
-Amenez-moi le chariot de réa’ ! Vite !
-Mais, Docteur…
-Faîtes ce que je dis !
Le médecin obéit sans grandes convictions puis saisit les défibrillateurs, attendant l’ordre de les appliquer sur le torse du patient. Après un « Chargé à deux-cent cinquante » tonitruant de la part de Wayne, il exécuta la manœuvre de réanimation, sans résultat. Mais le directeur de l’hôpital refusait toujours d’abandonner la partie. Il arracha les appareils des mains du médecin et ordonna qu’on les charge à trois-cent. Le choc fut violent et le thorax du garçon se contracta brusquement.
-Bon sang, murmura une infirmière.
Un « bip bip » familier se fit entendre dans la salle de réanimation. Bruce reposa les défibrillateurs en soupirant. Il était en sueur. Les regards acerbes de ses employés lui firent comprendre la folie de son geste mais il s’en fichait. L’enfant était en vie et c’était le plus important.