Adrian observait les phares des voitures danser sur le mur du salon. Des ombres gigantesques le cernaient et se mouvaient au rythme des klaxons. Elles ressemblaient à des soldats. Les enfants du Diable qui riaient de sa déchéance, de son désespoir, de sa folie. Il avala une gorgée de rhum. Ses pensées s’entrechoquaient dans sa tête comme les flots, prêts à engloutir sa conscience perdue. Qu’est-ce qu’il pouvait encore percevoir de clair ? De réel ? Plus rien n’avait de sens. Pas même ces dessins de créatures maléfiques sur le papier-peint. C’était ridiculement enfantin d’en avoir peur. Et pourtant, Adrian était un gosse terrorisé. Comme lorsque son vieux le battait avec sa ceinture de sergent de police. A chaque coup, il voyait l’éclat argentée de la boucle dans l’obscurité. Bien astiquée, avec les initiales de la police de New York gravées dessus, avec une habileté d’orfèvre. Ces quatre lettres aussi obscures que la nuit : NYPD. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Quelle était la signification réelle de ce mot. New York Police Departement ? Non. Ca avait un sens caché. Un sens sournois. Qui se révélait lorsque la sangle s’abattait sur son dos. Un sens qui restait incrusté sur sa peau au fer rouge. De longues marques zébrant son corps mutilé, blessé. Quel était ce putain de sens, bon sang !?
Adrian sentit les larmes couler sur ses joues. Ses souvenirs s’échappaient avec ces sanglots d’amertume et de tristesse. Son ex-femme, avec son petit cœur brisé, qu’il avait tant aimé. Sa chevelure brune qui fouettait son torse les nuits d’ivresse et d’amour. Ses courbes qu’il pouvait presque sentir sous ses doigts, sous ses mains. Elle était presque là. Presque. Mais ce n’était qu’un fantôme de plus qui s’évanouissait dans l’air humide et sale de cette pièce jaunâtre. De ce foutu appartement qu’il aurait dû brûler. Sa fille, Drew. Il voyait son visage souriant et ses cheveux blonds. Comme ceux de son père. Son sourire de princesse lorsqu’il faisait de la balançoire avec elle. Ses yeux bleus amusés par ses frasques. Son fiston, le petit Adam. L’aîné. L’homme. Ce petit gars brun comme sa mère et ayant hérité du caractère bien trempé de son paternel. Pour sûr qu’il partagerait un jour son sens de l’humour plutôt douteux.
Doris, Drew, Adam.
Plus il y pensait et plus leurs traits s’amoindrissait dans son cerveau sclérosé par les médicaments et l’alcool. Ses souvenirs disparaissaient au fur et à mesure qu’il buvait, milliers de grains de sable dispersés pour toujours. Envolés comme les colombes du magicien. Sauf que personne ne les ferrait réapparaître et il n’y aurait pas d’applaudissements à la fin du spectacle. A la fin de sa vie. Personne pour venir l’enterrer. Personne pour lui souhaiter bonne chance. Personne pour prendre un dernier verre avec lui. Personne pour l’accueillir là-haut. Il n’y aurait jamais personne d’autre que lui. Seul et perdu, comme un zombie drogué à la benzédrine sur une Terre morte.
Drew, son petit ange.
Adam et sa mère.
Et leurs sourires dans le lointain. Trop loin pour qu’il puisse les toucher, les attraper. Trop loin pour qu’ils puissent le sauver. Affaissé sur lui-même, la bave aux lèvres et les yeux rougis par le chagrin, Adrian Chase n’était plus rien. Des spasmes agitaient encore frénétiquement ses épaules et sa carcasse. Un automatisme quasi robotique. Peut-être n’était-il que ça après tout. Un robot sans vie. Dans un appartement vide. Dans une ville vide. Dans un monde vide. Dans un univers totalement vide. Désespérément vide. Où pouvait-il trouver du secours si ce n’est dans la boisson et les antidépresseurs ?
Une nouvelle gorgée de rhum brûla sa gorge et se déversa dans son estomac malade. L’alcool s’insinuait dans tout les recoins de son être. Il s’infiltrait par tout les pores de sa peau. Il le détruisait.
La lampe prêt du canapé grésilla.
Était-ce une nouvelle hallucination ? Ou bien le miroir de ses quelques neurones fonctionnant encore ? Tout le reste n’était que court-circuit et connexions ratées. Le médecin ne avait-il pas dis qu’il était foutu ? Séquelles à vie. Mort programmée. C’était pire qu’un cancer. Pire qu’une balle dans le cœur. Il était condamné à devenir fou. Le lobe gauche de son cerveau avait été irrémédiablement altéré par l’impact d’avec la balle. Celle-ci avait put être extraite, non sans peine, mais ce n’était qu’un sursis pour Adrian. Il était perdu. Seul. A tout jamais.
« Driiing ! »
Merde.
« Driiing ! »
Qu’ils le laissent mourir en paix.
« Driiing ! »
Nouveau silence.
« Driiing ! »
Faîtes taire cette sonnerie !
« Driiing ! Tuuut… Adrian ? Adrian ? Tu es là ? Je sais que tu es là. Je veux t’aider. Laisse-moi t’aider, Adrian. Je t’en prie. Tu ne mérites pas d’avoir ce qui t’arrive. Mais à tout les deux on peut y arriver. Rappelle-moi, ok ? Je t’en sup…
- BANG ! »
Adrian avait visé tandis que Patricia parlait, affolé. Puis il avait appuyé sur la détente. Le téléphone était maintenant par terre. En miettes. Au moins, personne ne l’appellerait plus. Son ex-coéquipière agissait comme si elle se sentait coupable de tout ce qui lui était arrivé. Comme si c’était la seule responsable de sa descente aux enfers, de son licenciement, du pruneau qu’un fugitif lui avait logé en pleine tête, à bout portant. Le seul fautif c’était lui. Adrian Stanley Chase. Stanley. Le prénom de son père. Le héros du Vietnam. Ce salaud qui coulait des jours paisibles dans une maison de retraite à San Diego, n’ayant plus aucun souvenir de tout ce qu’il avait fais sa vie durant. Une vieillesse à l’abri des tourments de la culpabilité, à tenter de compter jusqu’à dix sans y parvenir, à regarder la télé sans rien comprendre de ce qui se disait, à essayer de parler sans qu’un son ne sorte de sa bouche. Une belle vieillesse pour une belle ordure. Adieu les atrocités commises au Vietnam, dans cette jungle, dans ces villages. Ces gosses qu’il avait brûlé au lance-flamme. Ces fillettes qu’il avait violé avec sa section. Sergent Chase. Revenu avec les honneurs du champ de bataille. Un héros américain. Un pourri. Une putain de raclure. Un enculé. Si il pouvait comprendre à quel point son fils le haïssait… si seulement il pouvait comprendre. Si seulement il pouvait comprendre que par sa faute, sa mère était morte. Que par sa faute il était devenu flic. Par sa faute il avait plombé, un soir, un jeune dealer noir. Par sa faute, il avait abandonné sa famille.
« Oh, Sei… seigneur… »
Son murmure fut entrecoupé de sanglots douloureux.
« Pardon… Oh, Seigneur, pardonne-moi… »
Mais le pardon n’était accordé qu’aux justes. Pas aux brebis galleuses. Les derniers finiront toujours bon derniers. Sans avenir, aucun. Ils se feront toujours baisés, quoiqu’il arrive. Toujours.
*
« Pitié ! »
Trinidad Santiago. Quarante-deux ans. Officiellement, dirigeant et principal actionnaire d’un établissement bancaire de San Francisco. Officieusement, baron du crime. Autour de lui, des corps sans vie. Ses hommes de mains. Ses gardes du corps. Ils avaient des costars noirs pour la plupart. Un nœud papillon noué autour du col de leur chemise blanche. Trois d’entre eux différaient en arborant un look plus urbain. Un allongé sur le billard, la bouche grande ouverte et du sang s’échappant de ses narines. Les deux autres face contre terre, aux pieds des deux lions gardant l’entrée du bureau, sommeillaient dans une marre de sang. Ils portaient des chemisettes rouge pour l’un, et noire pour l’autre, des jeans plus ou moins propres, des baskets et des médailles de Saint Antoine identiques qui pendouillant sur leurs torses ensanglantés. Dans leurs mains, des armes à feu. Mitrailleuses. Sulfateuses. Revolvers. Carabines. Fusils à pompe. Les canons étaient encore brûlants, signe d’un affrontement récent. Le fait qu’ils étaient tous dessoudés montrait qu’ils n’en étaient pas ressortis vainqueur malgré leur attirail le militaire.
« Tu as tué Maria Brown ? »
Individu costumé. Age inconnu. Dans ses mains, un fusil à pompes. Une simple cagoule noire recouvrait son visage et une paire de lunettes orange à détecteur infra-rouge masquait son regard. Sur ses épaules, une veste bleue d’amiral de la marine déboutonnée, qui laissait entrevoir un gilet pare balle à même le poitrail. Une ceinture de cow-boy enserrait sa taille et abritait pas moins de trois grenades, six couteaux et deux colts aux crosses nacrées. Un fusil à canon scié pendouillait négligemment le long de son jean, qu’on imaginait dissimuler des protections pare balle. Le portrait se terminait enfin par des solides rangers. Un drôle de justicier, sans aucun doute. Et l’affaire qu’il venait d’évoquer faisait, à l’heure actuelle, grand bruit à San Francisco.
« Mais… je n’ai rien fais à cette fille… je vous jure ! »
Trinidad commençait à paniquer. Ce type habillé bizarrement avait fais irruption dans son bureau, par les grilles d’aération du bâtiment. Avant que ses hommes n’aient eu le temps de réagir, il en avait abattu quatre. Il s’était ensuite planqué derrière son billard en sapin et avait essuyé les tirs de ses hommes sans broncher. Sauf qu’il était doué. Très doué, même. Avec une habileté et une rapidité peu commune, l’homme était parvenu à traverser la pièce, en un bond, sans être touché par une seule balle. Puis il avait assassiné les mafieux méthodiquement, un par un. En moins de cinq minutes, ils étaient tous à terre. Ne rester plus que lui, Trinidad Salvador. Le seul encore vivant.
Et il sentait bien que cela n’allait pas durer. Apparemment, ce nouveau justicier lui en voulait pour le viol et le meurtre qu’il avait soit disant commis. Une handicapée mentale qu’il aurait massacré. Un transsexuel qu’il aurait violenté. D’accord, il avait des penchants bizarres. Mais ce n’était pas une raison pour l’accuser d’être le nouveau serial killer de la ville ! D’autant que la police venait de le relâcher, pour absence de preuve. Cette maudite vidéo, prise à son insu, dans ce club de merde. Cela avait déjà ruiné sa réputation. Mais maintenant, voilà qu’un costumé venait, chez lui, tuer tout ses hommes et le menacer. C’en était trop. Vraiment trop.
« Je n’ai rien à voir avec ça… J’ai un alibi pour la nuit du meurtre de la débile mentale. Si, si. C’est vrai. Demandez à la police. Regardez, regardez dans mon agenda ! »
Trinidad tendit un cahier que le justicier saisit.
« Oui, ça je le sais. Mais ça ne t’innocente pas pour autant du viol du transsexuel. Qu’est-ce qui s’est passé ? Elle t’as pas satisfaite ? T’en voulais encore ?
- No ! No ! C’est faux !
- Ca, je le sais aussi. »
Le justicier sourit sous son masque. Il jouait avec sa proie. Il avait compris qu’il était innocent depuis le début. Pour ces deux crimes, oui. Il l’était. Mais pas pour tout ceux qu’il avait commandité. Cette ordure était l’un des nouveaux caïd de la pègre. Depuis l’assassinat de Neil Richards, il était devenu l’un des nouveaux maîtres de San Francisco grâce à un jeu habile d’alliances avec les russes et les chinois. Il avait enquêté sur Trinidad, son réseau de fournisseurs, ses ennemis, ses alliés. Ce salopard était à la tête d’un empire narcotique blanchi. La justice ne pouvait rien contre lui, et beaucoup de ténors du barreau s’en étant pris à lui avaient été retrouvés mort dans des accidents provoqués ou bien avaient vu leurs carrières brisées. L’heure de la justice avait sonné pour lui.
« Mais alors que voulez-vous ?
- La justice. Je vais tout simplement profiter de ta notoriété soudaine pour te tuer et montrer à la face du monde quel genre de connard tu es. J’ai réuni toutes les preuves nécessaires et tout est, à l’heure qu’il est, dans le bureau d’un procureur. La police ne devrait d’ailleurs pas tarder à venir t’arrêter. Tu vas croupir en prison jusqu’à la fin de tes jours. »
Trinidad ne comprenait plus rien. Il croyait que ce type voulait le buter pour ces deux affaires dont les médias parlaient sans cesse. Mais il n’en était rien. Il déclarait la guerre au crime et s’assurer la célébrité en le faisant coffrer, tout en envoyant un message clair à la pègre.
« Mais qui es-tu ?
- Qui je suis ? Le nouveau protecteur de San Francisco : le Vigilante. »
Les sirènes se firent entendre dans le jardin de sa villa. Il jeta un œil par la fenêtre. Trois camionnettes des forces d’intervention venaient de défoncer la statue romaine qui trônait devant la fontaine. Une vingtaine d’hommes armés et équipés sortirent et se ruèrent vers les portes. Lorsque le mafieux déchu reporta son attention sur le Vigilante, ce fut pour constater qu’il avait disparu.
« Police ! Les mains sur la tête ! »
Trinidad, hébété, s’agenouilla sans mot dire. Ses yeux scrutaient la bouche d’aération par laquelle s’était introduite son ennemi, celui qui venait de le condamner à vie. Tandis qu’on lui passait les menottes, il repensa à ce fils de pute qui avait si bien réussi son coup. Dans quelques temps, sa tête vaudrait très chère.
*
« Allô ? Capitaine ? … Oui … Bien. J’arrive tout de suite. »
Harry Stein raccrocha le téléphone et passa une main sur son visage. Puis un long soupir sortit de sa gorge. Il était dans la merde. Tout comme la police de San Francisco, d’ailleurs. On venait de découvrir un corps à Bayview. Enfin, en dessous de Bayview, pour être précis. Une femme avait été retrouvé sauvagement violée et massacrée dans les égouts. Un meurtre abominable qui ressemblait en tout point à celui de la jeune trisomique assassinée trois semaines plus tôt. Cette même à faire qui faisait, en ce moment même, les gros titres de la presse locale, grâce à une source anonyme du Titans News. Ce foutu torchon capable de outre en l’air les promesses de sécurité faites aux électeurs républicains.
Ses doigts glissèrent jusqu’au tiroir de son bureau où le lieutenant dissimulait une bouteille de scotch. Harry avala une gorgée d’alcool puis se leva. Il rangea son flingue dans son étui, sous l’aisselle, puis attrapa sa veste en cuir. Il s’alluma une cigarette puis sortit.
Sur son bureau, les photos du meurtre de Maria Brown, la jeune trisomique découpée.