Le McGuinty’s était un bar d’un quartier chaud de New York City, la grosse pomme comme on l’appelle parfois. Ce vieux bar qui datait de depuis la création du Bronx, le quartier où il se trouvait, était un vieux bâtiment mêlé de bois et de béton. L’extérieur était presque défraîchi, une couche de peinture étant indispensable. L’intérieur par contre contrastait avec l’aspect du dehors.
En effet, le patron, Rick McGuinty, descendant de James McGuinty, le fondateur du bar, tenait à ce que son établissement soit propre et bien tenu. Il avait une sorte d’obsession de la propreté, qui l’amenait souvent à crier sur ses employées quand elles renversaient des choses ou ne vidaient pas assez rapidement les cendriers. Mais cet aspect, certes dérangeant, de sa personnalité faisait en quelque sorte la renommée de cet endroit : Rick est un dingue, mais vous serez bien reçu chez lui.
Ce bar était une exception, une véritable bouée dans cet enfer qu’était le Bronx. Dans un océan de gangsters, de dealers, de violeurs, de jeunes fous et démunis, cet endroit était le dernier lieu où des vieux, des jeunes pouvaient se réunir pour boire un coup tranquillement en regardant le dernier match de foot à la télé ou pour discuter de la dernière performance de ces damnés Yankees. Malgré des attaques incessantes des gangs du quartier, Rick s’était toujours refusé à fermer ou à payer la « protection » de ceux qui l’attaquait, se réfugiant derrière son fusil de chasse ou derrière la protection policière, dont les membres étaient clients chez lui.
Mais ce soir-là, le quadragénaire propriétaire de l’endroit se sentait vieux et fatigué. Il en avait assez de cette vie, de toujours être sur la défensive, de toujours mettre la main sous le bar à la recherche de son fusil au moindre client qui entrait. Ce soir-là, il n’avait qu’une envie : se coucher pour ne plus jamais se relever…
Malheureusement pour lui, il y avait encore trois clients dans son bar à deux heures du matin : Arnold, le vieux black sans abri qui dormait sur la table du fond. Rick pensa qu’il n’aurait pas le courage de le foutre dehors par ce froid. Alors que le vieux juke-box passait « Safe in New York City », un vieux morceau d’AC/DC, McGuinty observa mieux ses clients.
Il y avait aussi une jeune prostituée blanche au maquillage qui dégoulinait sur son beau visage d’ange blond. Elle avait dû vivre une sale nuit, mais McGuinty n’avait vraiment pas envie d’entendre les malheurs des autres ce soir.
Et enfin, il y avait un homme accoudé au bar. Les cheveux noirs qui partaient dans tous les sens, sûrement dressés par un gel il y a plusieurs jours, et dont les restes formaient une coiffure assez étrange. Etrange. Voila vraiment le mot qui caractérisait ce client spécial. Rick voyait rarement des blancs dans le Bronx à une heure pareille. Autant les putes blanches étaient aimées par les jeunes du quartier, autant voir un homme blanc traîner dans les rues sales et dangereuses du Bronx n’était pas vraiment quelque chose d’habituel.
L’homme buvait sa cinquième bière de la soirée, à un rythme régulier, se perdant dans le tourbillon des bulles du liquide jaune quand il n’ingurgitait cette boisson aimée par presque tous les hommes de la Terre. Il portait un long imperméable beige assez sale et fatigué, ainsi qu’un jean bleu usé, un t-shirt qui avait été rouge un jour et était maintenant brun. Il avait aussi une barbe de quelques jours et semblait au trente-sixième sous sol.
Soudain, la porte en bois du bar s’ouvrit en grand fracas pour laisser entrer six jeunes blacks habillés de pulls à capuche et de bagguys. Alors que Rick voulait prendre son arme, l’un d’entre eux, leur chef sûrement, sortit un 9 millimètres qu’il braqua sur le propriétaire des lieux.
« Man, t’as intérêt à enlever ta main de ton flingue…
- Qu’est-ce que vous voulez ?
- Le fric. De ton bar, et de tout le monde ici… »
Il vit alors la jeune prostituée blanche.
« Et peut-être aussi passer un petit moment avec cette jeune demoiselle…mais d’abord, Brad, change moi cette daube qui passe… »
Un jeune homme au crâne rasé, sûrement pas plus de 15 ans, se dirigea vers le juke-box pour changer la musique, mais une voix s’éleva alors.
« Moi, j’aime bien la musique… »
C’était l’inconnu accoudé au bar qui venait de parler, toujours perdu dans son verre. Le chef du gang, interloqué, s’approcha de lui.
« T’as dit quoi ?
- J’ai dis que j’aimais la musique.
- Et alors ?
- Je suis client aussi. Depuis plus longtemps que toi. Donc tu te tais et tu me laisses écouter, stp
- C’est à moi que tu parles ? C’est à moi qu’il parle, les mecs ?
- Ferme ta gueule et arrête ton imitation de De Niro.
- J’vais lui niquer la gueule ! »
Il pointa alors son arme vers le dos de l’inconnu toujours absorbé par sa boisson. Mais alors qu’il allait tirer sous les acclamations de ses potes, un sourire apparut sur son visage.
« Brad, mets du Snoop Dog à cet hérétique amateur de musique de merde…ça lui apprendra…
- Ok, boss ! »
Le jeune Brad chercha alors sur le vieil appareil une chanson du rappeur, et heureusement il en trouva une, Rick ayant changé quelques chansons il y a quelques années pour renouveler sa clientèle d’alors. Mais alors que le début de la mélodie de la chanson commençait, alors que le boss du gang souriait en visant toujours le client en imperméable, la mélodie changea subitement, et on revint à « Safe in New York City » !
Stupéfait, tout le monde se demandait ce qui se passait.
« Brad, secoue cette saleté d’appareil ! »
C’est ce qu’il fit, et il le rechangea la chanson pour remettre sur Snoop Dog. Il fit cela quatre fois, avec toujours un retour à la chanson d’AC DC. Personne ne savait ce qui se passait. Le vieux SDF s’était réveillé, le gang commençait à murmurer des mots comme « diable », « sorcellerie ». Rick lui essayait de se convaincre que c’était son appareil qui était cassé, mais il l’avait fait réparer le mois passé, et tout devait être en parfait état. Tout le monde se demandait ce qu’il se passait. Tout le monde sauf celui qui buvait sa bière au comptoir.
Le chef du gang, excédé par ce qui se passait et par son incompréhension du phénomène, fit se retourner l’inconnu de façon brutale, faisant ainsi tomber sa bière.
Alors que le black le visait toujours, le blanc qui avait environ la mi-vingtaine regarda la bière qui coulait sur le sol en béton tandis que les dernières notes de la chanson finissaient. Quand il releva les yeux vers le jeune homme qui le braquait, on pu voir qu’il semblait y avoir des flammes qui dansaient dans ses yeux.
« Putain, petit con…première soirée de libre où je fais pas brûler des démons ou bien je m’occupe pas de renvoyer dans leurs tombes des vieux de 200 balais…et toi et ta bande de péteux qui s’amusent avec des pistolets à jouer aux grands, vous venez m’emmerder dans le seul bar potable de ce foutu quartier…en plus de ça, tu veux m’empêcher d’écouter une chanson qui enterre tous ces pédés qui chantent en play-back de la daube commerciale dans ce bar où je peux même pas allumer une clope ? Tu sais que tu commences vraiment à m’emmerder ? Tu sais que là tu me casses royalement les couilles, gamin ? »
Le chef du gang n’en croyait pas ses oreilles. Comment ce blanc osait lui parler, dans son quartier, devant ses gars, alors qu’il le visait avec son arme ? Mais quelque chose empêchait James Lewis d’actionner la détente et de tirer sur cet homme…quelque chose qui s’insinuait en lui tandis qu’il ne pouvait enlever son regard des flammes qui crépitaient dans les yeux qui maintenant le tenait au col…quelque chose qui maintenait avait atteint son âme, et qui commençait à la dévorer en faisant crier James…
Sept heures plus tard, à Manhattan, dans Tudor City, près du pont reliant l’île centrale de New York à Roosevelt Island. Un des immeubles bordant le fleuve. L’inconnu du bar était là depuis quinze minutes, à fumer Silk Cut sur Silk Cut, la fameuse marque de cigarettes. Sa lourde respiration était parfois dérangée par un tic nerveux de la bouche, dont il se fichait autant que du sort du petit con à qui il avait donné une leçon avant.
Il commençait à s’impatienter quand une femme qui avait environ la quarantaine sortit de l’immeuble. Elle avait une vieille robe bleue ciel avec un tablier blanc tâché, et ses cheveux marrons étaient coiffés en queue de cheval. La femme s’approcha de l’inconnu en imper qui, dès qu’il l’avait vu, s’était retourné pour observer les eaux du fleuve. Alors qu’elle arrivait à sa hauteur, elle commença à parler.
« C’est vous à qui j’ai parlé au téléphone ?
- Ouaip.
- Vous venez pour Tim, c’est ça ?
- Ouaip.
- Vous pouvez l’aider ?
- On peut dire ça comme ça.
- Vous pouvez arrêter de fumer ? Ca me gêne…
- Nan.
- Nan ?
- Nan.
- Euh…ok. Tim va rentrer après des cours.
- Je vais l’attendre.
- Ici ?
- Ici.
- Vous voulez quelque chose ? A boire ? A manger ?
- Nan.
- Puis-je savoir qui vous êtes ? Vous ne me l’avez pas dis au téléphone…
- C’était fait exprès.
- Quel est votre nom alors ?
- Strange. Stephen Strange, madame Hunter. »